LA FIN DU SIÈCLE DERNIER A COÏNCIDÉ, DANS LES PAYS ARABES, AVEC DEUX ÉVOLUTIONS PARAISSANT CONTRADICTOIRES : UNE MUTATION À LA FOIS SOCIALE, ÉCONOMIQUE ET CULTURELLE À L’IMAGE DES SOCIÉTÉS OCCIDENTALES D’UNE PART, ET UNE ÉVOLUTION CULTUELLE MARQUÉE PAR LE GLISSEMENT PROGRESSIF VERS UNE PRATIQUE PLUS ORTHODOXE ET PLUS RIGOUREUSE DE LA RELIGION PAR LES POPULATIONS MUSULMANES, D’AUTRE PART.
Ainsi, sur le plan de la nuptialité, la proportion des célibataires a augmenté en raison du retard important de l’âge du mariage. Or, les relations sexuelles entre personnes non mariées sont interdites et le mariage régulier reste contraignant, notamment sur le plan financier. De plus, les populations sont de plus en plus portées au respect des prescriptions religieuses, notamment en matière d’interdiction de fornication ou d’adultère. Pour ce faire, ils concluent de plus en plus d’unions de formes nouvelles, censées répondre aux critères de validité en islam.
Le mariage, faut-il le rappeler, est une institution fondamentale sur laquelle repose la société souhaitée par la religion musulmane. En permettant la satisfaction, de façon licite, des besoins libidinaux du croyant, il est présumé protèger de l’adultère, de la fornication et de la prostitution et constituer un frein à la débauche et aux turpitudes. Il est élevé au niveau de pacte solennel entre les deux époux, différent donc d’un simple contrat.
Il est entouré de conditions de validité dont les plus importantes sont : le consentement des deux époux ; la présence de deux témoins dignes de confiance, ayant une conduite irréprochable ; la remise du douaire par le mari à son épouse, ce qui permet de lever le tabou sexuel ; la publicité notamment par l’organisation d’une cérémonie à laquelle sont conviés famille, voisins et amis ; l’absence d’empêchement frappant l’un ou l’autre des fiancés, que l’empêchement soit permanent (union incestueuse) ou temporaire (fiancée encore mariée par ailleurs).
Une fois l’union conclue, l’époux a pour obligations d’entretenir son épouse et de cohabiter avec elle.
Depuis la seconde moitié du siècle dernier, l’âge du mariage des hommes et des femmes a reculé dans tous les pays arabes. Les jeunes sont ainsi obligés d’attendre une quinzaine d’années après leur puberté avant de parvenir au mariage, pour enfin accéder à des relations amoureuses ou sexuelles. Or, à ces âges d’attente, les pulsions sexuelles sont les plus importantes de la vie, les plus irrépressibles et les plus irréfrénables.
Face à cette équation, des formes nouvelles de conjugalité sont apparues ou réinventées sous la pression des populations non mariées¹. Des formes de conjugalité répondant aux exigences de la religion, mais très peu contraignantes. Ces formes d’union ont été recommandées aux jeunes, notamment aux étudiants, de la part de responsables politiques et/ou religieux. Le nombre de conclusions de ces unions a évolué de façon croissante. Le Printemps arabe a confirmé ces populations dans leurs revendications de vivre une sexualité licite, légale et sans contraintes matérielles. Une décennie après le début du Printemps arabe, ces unions nouvelles semblent s’être installées dans de nombreuses cités arabes et s’être appropriées par les populations locales.
Dans les pays où une population chiite existe (Iran, Irak, Bahreïn et, dans une moindre mesure, Liban et Yémen), les responsables religieux ont encouragé les jeunes à contracter des mariages temporaires. Ayatollah Khomeiny fut le premier, dès la révolution iranienne de 1979, à promouvoir le mariage à terme ou zawaj al mut’a. Ce mariage, qui était tombé dans l’oubli, a été remis, depuis, à l’ordre du jour. Il consiste en une union conclue entre les intéressés pour une durée déterminée à l’avance, de quelques heures à plusieurs années. Au terme convenu, l’union est automatiquement rompue et toute relation sexuelle au delà du terme devient illicite. Les anciens “époux“ peuvent, cependant, conclure une nouvelle union pour une autre durée déterminée. Cette union n’a pas besoin de témoins, ni de publicité. Seule l’intention des deux intéressés de s’unir licitement suffit.
En Egypte et au Maroc, le mariage coutumier orfi ou par fatha, qui était de plus en plus abandonné, s’est accru grâce à des étudiants en études islamiques. En Algérie et en Tunisie, cette forme d’union, interdite depuis des décennies déjà, s’est également accrue. Les étudiants islamistes ne voulaient plus continuer à transgresser les lois divines et voulaient avoir des relations sexuelles sous couvert de la religion. Ils ont conclu des unions avec leurs camarades étudiantes, avec la présence de deux témoins comme l’exige la religion. Mais ces témoins, censés être dignes de confiance, n’étaient autres, que leurs copains d’université. De plus, ces unions n’étaient pas notoires comme exigé par la religion. Les familles des deux “conjoints“ n’en étaient pas informées. Par ailleurs, lorsque les “époux“ habitaient chacun chez ses parents, ils ne pouvaient exercer leur sexualité que de façon furtive lorsqu’ils pouvaient se faire prêter un lieu pour leurs ébats (appartement ou chambre d’étudiant). Enfin, ces unions se sont avérées de courte durée, de quelques mois tout au plus, car les étudiants envisageaient ces mariage pour la durée de l’année universitaire ou la durée du trimestre. Or, les unions avec l’intention de divorcer, comme il a été dit plus haut, sont interdites par la religion musulmane sunnite, celle justement qui est pratiquée dans ces pays.
Dans les pays du Golfe, est née, il y a tout juste trois décennies, une forme d’union « islamiquement admise », nikah al-misyar ou mariage non résidentiel. Elle a été inventée par les autorités religieuses et acceptée par les autorités politiques de ces pays. Elle consiste en un « montage juridique » qui répond à tous les critères de validité en islam, sauf que l’épouse renonce à deux droits que lui confère le mariage : le droit à la cohabitation avec son mari et le droit à son entretien par l’époux. Dans la pratique, les « mariés » n’habitent pas dans la même maison. L’épouse habite habituellement chez ses propres parents. Quand le mari a envie d’avoir des relations sexuelles avec elle, il la rejoint dans le domicile de ses beaux- parents, le temps de leurs ébats. Même si le mari vient toquer la porte de ses beaux-parents à 3 heures du matin, son épouse ne peut se refuser à lui.
Il est certain que le mariage temporaire répond aux critères de validité du droit islamique chiite et qu’il est reconnu par les Etats arabes où vit une forte communauté chiite. De même, en ce qui concerne le mariage coutumier (non enregistré). Il répond aux critères de validité du mariage en islam. Même s’il n’est pas officiellement reconnu, il reste toléré dans les pays où il continue à être pratiqué, notamment en Egypte et au Maroc. Le mariage non résidentiel est reconnu par les Etats du Golfe dont les autorités politiques et religieuses demandent à ce qu’il soit enregistré comme tout mariage régulier.
Pourquoi alors ne pas parler de nouvelles formes de mariage et parler plutôt de nouvelles formes de conjugalité ?
Par conjugalité nous décrivons des relations entretenues qui peuvent être à la fois sexuelles, sentimentales ou amoureuses dans le cadre d’un mariage régulier, d’une forme de concubinage légalisée ou dans le cadre d’une relation d’union libre, avec ou sans cohabitation, avec ou sans entretien. La conjugalité diffère de l’aventure sexuelle par sa durabilité plus longue.
Nous préférons ainsi utiliser le terme de conjugalité car dans la pratique de ces nouvelles formes, l’idéal du mariage musulman, ce « pacte solennel » tel qu’il est décrit dans le Coran, est détourné, déformé, vidé de son sens originel. De plus, dans la très grande majorité des cas, l’union est en contradiction avec la législation musulmane en matière de mariage.
Pourtant, ces formes de conjugalité ont été choisies par des personnes qui refusent toute relation sexuelle illicite, zina, et qui désirent avoir des relations sexuelles sous le couvert de la licéité islamique. Ces unions ont trouvé des adeptes nombreux avec l’orthodoxisation² religieuse et la pratique rigoureuse de l’islam par les populations musulmanes, plus particulièrement parmi les jeunes islamistes, notamment étudiants.
Analysons de près ces unions conjugales. La très grande majorité de ces unions sont, en fait, des mixtions de ces trois formes. Ce sont souvent des mariages à la fois coutumiers (non enregistrés), non résidentiels et temporaires.
Le mariage temporaire est strictement interdit dans le droit religieux sunnite, toutes écoles de pensée confondues. Et pourtant, la majorité des unions qui se concluent dans ces formes actuelles (coutumier ou non résidentiel) sont des unions à terme, des mariages avec intention de divorce, à telle ou telle date ou évènement. Ce type d’union est illicite pour tous les sunnites.
Le mariage pour quelques heures ou quelques jours, juste le temps d’assouvir une pulsion ou un désir sexuels, voire même pour quelques semaines, le temps de satisfaire une passion amoureuse, ressemble, à s’y méprendre à une aventure sexuelle ou amoureuse, voire à de la prostitution si le temps est court et la dot relativement élevée.
Dans toutes ces unions, les divorces sont fréquents. Les individus passent des « tranches de vie »* dans un premier couple, puis, après divorce, dans un second, puis un troisième… et ainsi de suite.
Les mariages coutumiers récents des jeunes étudiants islamistes en Egypte et au Maroc sont conclus en présence de deux témoins, mais qui n’ont pas toujours les qualités de confiance exigées par la religion. Plus invraisemblable, de nombreux « mariages islamiques » coutumiers se sont conclus dans le milieu estudiantin sans témoins. Plus inattendu, le mariage des islamistes selon la formule Zawwajtouka nafsi, « je me donne en mariage à toi » se conclut au Maroc dans l’intimité du couple, sans aucun témoin. Or la présence de deux témoins dignes de confiance est une exigence coranique aussi bien chez les chiites que les sunnites.
La publicité du mariage est battue en brèche puisque dans l’écrasante majorité des cas, l’union est cachée à tous, parents, connaissances et amis. Seuls quelques très proches amis capables de garder le secret sont au courant.
Le mariage non résidentiel est le plus souvent entouré du plus grand secret, notamment de la part de l’epoux qui ne veut pas de publicité sur cette union. Lorsque la femme (veuve ou divorcée avec enfants) dispose de sa propre maison indépendante de celle de ses parents, la discrétion peut être plus grande car elle aussi peut chercher à ne pas trop divulguer sa nouvelle relation maritale, surtout si c’est avec un jeune étudiant. Quand un acte de mariage est établi, il arrive que l’époux demande à faire mentionner sur l’acte de mariage que la femme ne tombe pas enceinte. Ce mariage non résidentiel, où le mari peut visiter son épouse, de temps à autre pour satisfaire ses envies ressemble à une relation amant-maîtresse où la femme n’a pas véritablement et socialement de statut d’épouse.
Par le biais de ces unions non enregistrées, les adeptes parviennent à violer les lois positives, souvent récentes, en matière d’âge matrimonial et de multiplicité des épouses, ouvrant la porte à la polygamie secrète et au mariage des mineures, parfois de fillettes de 13 ou 14 ans³.
En effet, des personnes assises dans la vie ont, elles-aussi, commencé à pratiquer ces unions « licites au regard de la loi musulmane », notamment le mariage non résidentiel sans l’enregistrer. Cela leur permet de contourner les lois récentes sur la polygamie sans en aviser la première épouse.
Même des jeunes étudiants islamistes d’Egypte ou de Tunisie ont contracté des mariages polygames, non résidentiels, avec l’intention de divorcer à la fin de l’année scolaire. Les deux ou trois étudiantes-épouses ne sont, bien entendu, pas au courant des intentions du mari commun ni de l’existence d’autres coépouses.
Après séparation par divorce ou veuvage, la femme ne peut se marier pendant trois mois pour s’assurer de la présence ou de l’absence de grossesse. Cette séparation, le délai de viduité, qui est une prescription coranique, n’est qu’exceptionnellement observée dans ces nouvelles formes de conjugalité.
Par ailleurs, très nombreux, notamment parmi les ressortissants des pays du Golfe, abandonnent la femme dès qu’elle est enceinte et donc abandonnent aussi leurs propres enfants.
Enfin, entre une nouvelle forme de conjugalité et une autre, assez souvent, les jeunes femmes vont se refaire chirurgicalement leur virginité. Dans de très nombreux pays arabes, la réparation d’hymens est devenue un véritable phénomène de société4. D’après des gynécologues tunisiens, les trois quarts des Tunisiennes qui se marient seraient des vierges « médicalement assistées5 ». En 2007, une fatwa6 de l’Université Al Azhar d’Egypte a même encouragé les jeunes femmes désireuses de refaire leur vie, de refaire leur hymen, sans devoir en informer leur futur mari.
Avec de tels outrances, la très grande majorité de ces unions sont des mariages nuls au regard du droit islamique sunnite, celui de l’écrasante majorité des citoyens des pays arabes. Dans ces pays, les Etats se sont organisés pour que le mariage régulier ne puisse être conclu que lorsqu’il répond à tous les critères de validité. Mais lorsque le mariage n’est pas enregistré, il permet tous les dépassements.
La question est donc de comprendre pourquoi des individus qui refusent toute relation sexuelle interdite par la religion contractent une de ces nouvelles formes de conjugalité sans respecter les critères de validité du mariage, lequel devient nul. Du coup, la relation sexuelle devient illicite, Zina !
La recherche de la satisfaction immédiate du besoin amoureux ou sexuel avec la personne aimée ou désirée dénote de la volonté des adeptes de ces unions de vivre en temps réel et de savourer pleinement la relation avec l’élu du cœur ou la personne objet de leur convoitise, sans se soucier de l’orthodoxie du lien qui les lie. L’essentiel, pour eux, est que ce lien ait un apparent cachet religieux.
Ils le savent d’ailleurs, l’union conjugale avec la personne choisie aujourd’hui cessera rapidement pour laisser place à une union avec une autre personne. En ce qui concerne les hommes, rien ne leur interdit de multiplier simultanément ces unions. L’important est de satisfaire rapidement, presque instantanément, leurs envies et leurs désirs.
Dans leur course à la multiplicité des mariages et des partenaires, les adeptes de ces unions sont-ils convaincus que leur comportement est en conformité avec le droit islamique ? Ou cherchent-ils tout simplement à consommer leurs ébats sexuels sous le manteau de la religion ?
Cherchent-ils la liberté sexuelle sans s’en rendre compte ou trompent-ils autrui sur leurs intentions réelles ?
C’est bien à la liberté amoureuse et sexuelle qu’ils aspirent. Une libération des mœurs mais qu’ils veulent couverte du voile religieux. Cette couverture religieuse leur permet de vivre pleinement et sans culpabilité leur sexualité hors du mariage régulier. Elle rend acceptable, à leurs yeux et à ceux des autres, la liberté sexuelle hors mariage tant reprouvée par la religion et la société.
RÉFÉRENCES
- Guessous Chakib (2018). Mariage et concubinage dans les pays Esprit du temps, Bègles & La croisée des chemins, Casablanca.
- Terme inventé par Mohamed
- Guessous Chakib (2020). Le mariage précoce : de l’antiquité à nos jours, réalités et Esprit du temps, Bègles & La croisée des chemins, Casablanca.
- Guessous Chakib (2021). A propos de la virginité chez les jeunes couples au In Familles et dynamiques contemporaines.
- Ben Smaïl Nédra (2012). Vierges ? La Nouvelle Sexualité des Cérès éd., Tunis, 2012, p. 65, 73-75.
- Avis juridique donné par une autorité religieuse.
*(Brenot Philippe (2001). Inventer le couple, Odile Jacob.)
Chakib Guessous,
Écrivain, socio-anthropologue, expert et consultant international, Maroc
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