Universitaire et praticien hospitalier, spécialiste du diagnostic prénatal, de l’IVG, de la procréation médicalement assistée, des questions de bioéthique et d’éthique médicale… Le Pr Israël Nisand cultive la différence et la liberté de pensée, et en a souvent payé le prix. Retour sur son parcours, ses initiatives, ses déceptions…
Pouvez-vous nous retracer les grandes étapes de votre carrière au regard des évolutions qui ont traversé, voire bouleversé, votre discipline ?
Trois expériences ont forgé mon parcours. J’ai commencé dans les années 74-75 par l’échographie fœtale et le diagnostic prénatal, qui était embryonnaire à l’époque. Mon « patron », en me proposant de développer cette discipline, m’a permis de pratiquer une médecine très technique, mais qui aide à réfléchir. Il m’a fait là un sacré beau cadeau. Puis vint la loi Veil. J’avais vu mourir des femmes et j’avais très mal vécu l’injustice et l’iniquité qui régnaient alors. La loi de 1975 m’a rendu supportable une discipline que je pensais abandonner. Troisième expérience, l’assistance médicale à la procréation. J’ai eu l’idée de pratiquer un prélèvement ovocytaire par voie vaginale sous contrôle échographique. C’est, depuis, devenu la méthode de référence. Une méthode née du hasard et de la nécessité, pour un coût et une dangerosité infiniment moindres que la méthode par cœlioscopie. Et qui, là encore, m’a obligé à m’intéresser à la bioéthique et à m’interroger sur ma pratique.
Cela vous a justement conduit à créer le Forum européen de bioéthique à Strasbourg. Quatre ans après, quel bilan pouvez-vous en tirer ?
J’ai créé le Forum quand j’étais conseiller municipal. Je l’ai proposé au maire de Strasbourg, qui m’a donné carte blanche, et les moyens qui vont avec. Je souhaitais que le grand public puisse s’approprier les discussions autour de thèmes aussi divers que la fin de vie et le vieillissement, la famille en chantier, le corps humain en pièces détachées ou, en février dernier, la connaissance du cerveau et la maîtrise des comportements. 20 000 personnes y ont participé cette année, avec 50 % de temps d’échange. C’est un vrai succès populaire, notamment auprès des jeunes. Ce forum est unique en France et en Europe. On est conduit à se poser des questions pendant une semaine et parfois à repartir sans réponse. J’ai souvent changé d’avis en écoutant les conférences…
«Notre pays connaît une régression en matière de santé des femmes, alors même que la ministre de tutelle est une femme!»
Parmi vos chevaux de bataille, il y a la prévention de l’avortement chez les mineures, leur accès gratuit et anonyme à la pilule. Avez-vous constaté des progrès ?
Non, ce n’est pas un succès et je ne suis pas optimiste. On enregistre 90 000 IVG chez les moins de 25 ans, dont 15 000 chez les moins de 18 ans. Les gouvernements ont tous manqué à leurs promesses, y compris l’actuel. Dix-huit propositions ont été faites. François Hollande les avait même reprises à son compte dans son discours de Reims en mars 2012*. Mais cela s’est traduit par un simulacre de confidentialité et de gratuité pour les moins de 18 ans. La consultation n’est toujours pas gratuite et la pilule l’était déjà dans les centres de plannings familiaux. Le gouvernement a préféré rembourser l’IVG en déremboursant la contraception de 3e et 4e génération. Ce faisant, il a décrédibilisé encore un peu plus la contraception. C’est un mauvais service rendu aux femmes. D’une manière générale, notre pays connaît une régression en matière de santé des femmes, alors même que la ministre de tutelle est une femme ! Je n’ai aucun espoir qu’on améliore la situation.
Vous dîtes changer parfois d’avis en écoutant les autres. Il est notamment un sujet sur lequel vous êtes revenu sur vos positions, le clonage reproductif…
J’avais été sollicité en urgence, début 2003, par Le Monde, qui a publié ma tribune sous le titre « Clonage reproductif, crime contre l’humanité ». Je souhaitais pour ma part qu’on puisse développer le clonage thérapeutique sans que cela puisse être récupéré à leur profit par des gens comme Raël, qui venait d’annoncer le premier clonage humain. Mais faire naître un enfant, quel que soit le moyen, ne peut pas être désigné comme un crime…! La France ne peut pas se faire donneuse de leçons à toute la planète. Si le clonage reproductif est possible un jour, il se fera. Pour autant, il faut l’interdire, non pas parce que ce serait un crime, mais parce que toutes les démarches en faveur du clonage reproductif se font pour de mauvaises raisons, et qu’il n’a aucun intérêt médical. « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais qu’on te fasse » suffit pour l’interdire, ce qui a été fait par de très nombreux pays.
Vous êtes régulièrement attaqué par les mouvements d’extrême droite ou intégristes sur vos prises de position sur des sujets de société tels que le clonage reproductif ou la gestation pour autrui. Vous avez également été personnellement la cible d’actes antisémites en 2010. Quatre ans après, le climat vous semble-t-il aussi délétère ?
Le climat s’est progressivement détérioré. L’antisémitisme et l’intégrisme se sont décomplexés. Je suis qualifié de gynécologue sioniste sur tous les blogs d’extrême-droite. La confidentialité de la contraception chez les mineures a provoqué chez les intégristes catholiques un tollé infiniment plus fort que la confidentialité de l’IVG. Cela en devient dangereux. J’en suis amené à moduler mes propos dès que je fais une intervention publique. Je n’ai pas la liberté d’opinion et d’expression que je souhaiterais avoir. Mais si on est sûr de ses convictions, se renier est impossible. J’ai, je l’ai dit, souvent changé d’avis, mais mon intime conviction ne me laisse pas le choix. Le problème, c’est que le débat d’idées dans le respect des uns et des autres n’est plus possible sur certaines questions de société. Votre initiative de Forum à Strasbourg ne pourrait-elle pas prendre une dimension nationale ? J’avais proposé mes services au Comité national d’éthique pour que de tels débats puissent se tenir à Nantes, Toulouse, Marseille ou Lyon. Nous avons acquis avec le Forum européen de bioéthique un savoir-faire que le Comité n’a pas, mais cela ne s’est pas fait. Il y a pourtant un vrai enjeu à réaliser un “ copié-collé ” du Forum dans toutes les grandes villes de France.
Le gouvernement a finalement décidé de ne pas légiférer sur la PMA et de la GPA dans le cadre du mariage pour tous. Quels commentaires cela vous inspire-t-il ?
Faute de débat, la France a pris un retard considérable sur les autres pays européens. La Manif pour tous a discrédité à la fois la GPA et la PMA – alors que la PMA pour les couples homosexuels aurait pu passer – et a fait reculer la France de 10 ans. La PMA et la GPA ont été victimes de la maladresse politique de François Hollande, qui a pensé qu’il pouvait passer en force alors qu’il fallait organiser des débats partout en France pour savoir si, oui ou non, les Français souhaitaient une telle évolution des moeurs. Traîner devant des tribunaux des parents qui ont fait naître des enfants par GPA à l’étranger, et punir les enfants en leur refusant la nationalité française, cela ne pourra pas durer. On est dans un pays où la GPA est prohibée, et cela entraîne des dérives plus graves que si on analysait les situations au cas par cas, en s’autorisant, dans certaines situations éthiquement acceptables, à dire oui. L’Académie de médecine vient justement de rendre publics deux rapports sur la PMA et la GPA… L’académie de médecine s’est vue reprocher un simple sondage auprès des médecins sur ces sujets. C’est dire si le climat est lourd. Quand l’intimidation prend la place du débat démocratique, l’écart se creuse de plus en plus entre la loi et l’opinion publique et cette situation d’autoritarisme paternaliste – « nous savons ce qui est bon pour vous » – ne tient jamais longtemps dans une démocratie multiculturelle comme la nôtre.
Vous avez été élu municipal à Strasbourg. Vous avez pourtant décidé de prendre du recul cette année. N’est-il pas dommage pour vous de vous priver d’un levier politique ?
Je ne crois plus au levier politique via un mandat électif. Quand on a une action politique, on a nécessairement une obligation de réserve. Je préfère la distance que j’ai actuellement. Mais je ne regrette évidemment pas la possibilité que le maire de Strasbourg m’a donné de créer le Forum européen de bioéthique. On ne reviendra plus en arrière car le débat sur ces sujets passionne les français qui ne font plus confiance, pour l’avenir de leurs enfants, à la république des experts. Ils ont un avis, pour peu qu’on accepte de leur dévoiler la complexité des enjeux. La bioéthique, qui consiste à s’interroger sur ce que devient le corps dans nos sociétés, si on en fait une marchandise ou non, n’est pas très politique…, sauf au sens noble du terme.
Propos recueillis par Dominique Magnien
* Discours prononcé par le candidat François Hollande à l’occasion de la Journée internationale de la femme.
BIOGRAPHIE
➔ Né en 1950 à Afula (Israël).
➔ Professeur des universités en sciences humaines à la Faculté de médecine de Strasbourg.
➔ Chef du département de gynécologie-obstétrique des Hôpitaux universitaires de Strasbourg depuis 2005.
➔ Membre de la Commission nationale de la naissance.
➔ Création du Forum européen de Bioéthique à Strasbourg en 2011.
➔ Conseiller municipal de la ville de Strasbourg de 2008 à 2014.
Article paru dans le Genesis N°179 (juin 2014)
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