Oncologue spécialiste des cancers du sein, le Dr Marc Espié dirige depuis le début des années 2000 le Centre des Maladies du Sein à l’Hôpital Saint-Louis, seule structure de ce type à l’Assistance publique, et milite pour la multidisciplinarité pour une meilleure prise en charge des femmes atteintes d’un cancer du sein. Entretien.
Vous dirigez le Centre des maladies du Sein à l’Hôpital Saint-Louis. Quelle en est la genèse ?
J’ai démarré ma carrière en cancérologie générale avant que mon chef de service me dise un jour de «me mettre au sein». A l’époque, les chirurgiens gynécologues ne s’occupaient pas du cancer du sein, et les cancérologues s’intéressaient à la cellule cancéreuse, mais pas à la personne humaine. C’est de ce constat qu’est né, à la fin des années 70, le Centre des Maladies du Sein. Il s’est développé parallèlement au développement des traitements médicaux du cancer du sein qui ont pris le pas sur la seule chirurgie.
Ce centre travaille également en association avec un réseau ville-hôpital. Quels en sont les bénéfices ?
Saint-Louis Réseau Sein a été créé il y a 7 ou 8 ans. C’est un réseau de suivi alterné des patientes ayant un cancer du sein, qui fait travailler conjointement gynécologues, généralistes, radiologues, radiothérapeutes, chirurgiens, mais aussi des psychologues et d’autres paramédicaux. Le but est d’offrir une prise en charge globale aux femmes atteintes d’un cancer du sein, y compris pour les soins non pris en charge habituellement (diététique, accompagnement psychologique…).
Ce réseau permet des échanges entre les différents professionnels, il assure des formations communes et plusieurs réunions dans l’année, et offre l’équivalent d’un dossier patient commun, avec une prise en charge identique des patientes en ville et à l’hôpital. Le réseau compte une majorité de gynécologues, qui ont toujours suivi des patientes atteintes d’un cancer du sein et comprennent bien l’intérêt de ce type de structure.
Vous regrettez l’absence de moyens dont bénéficie la cancérologie. Le plan cancer 2014-2019 va-t-il changer la donne selon vous ?
Les plans cancer mis en œuvre depuis 2003 ont apporté des progrès. Notamment le 1er plan, qui a permis à de nouveaux cancérologues d’être formés. Il y a eu un effort réel de sensibilisation à la cancérologie, à la formation et à la recherche, notamment avec la création de l’Inca. Cela dit, les intentions ne se traduisent pas toujours de façon concrète dans la vie des patients et des soignants. Le nouveau plan cancer est sensé améliorer la qualité de vie des patients une fois terminés les soins et valoriser le rôle des aidants. Mais il est parfois difficile de substituer la famille aux soignants.
Vous plaidez, comme le Parlement européen, pour la constitution de Breast Units. Où en est-on en France et quel est leur intérêt ?
Il existe des Breast Units dans de nombreux pays en Europe et aux Etats-Unis. Elles ne se développent toujours pas en France, qui a mis en place un autre mode d’organisation, avec les Centres de lutte contre le cancer. Mais un cancer de la fréquence de celui du sein nécessite spécialisation et polyvalence : plus on lit de mammographies et mieux on les fait, plus on lit de lames et mieux on interprète les cancers et les maladies pré-cancéreuses… C’est le principe des Breast Units d’offrir cette meilleure prise en charge et de meilleures chances de guérison grâce à une multidisciplinarité au service des femmes, y compris pour les soins de support et notamment le soutien psychologique. Nos Journées de sénologie et le Congrès mondial des Centres des maladies du sein sont l’occasion d’échanger sur ce sujet. Nous invitons régulièrement les politiques et institutionnels.* Cela dit, la France a déjà mis en place des spécialisations dans les Centres de cancer du sein, à l’Institut Gustave Roussy ou au CHU de Strasbourg notamment. Cette tendance existe de manière informelle, y compris dans le privé.
Quel bilan pouvez-vous faire du dépistage organisé du cancer du sein pour les femmes de 50 à 74 ans ?
Le premier bénéfice du dépistage organisé, qui existe depuis 2004, a été la mise aux normes des matériels et la formation des radiologues.
L’amélioration du diagnostic a été majeure en termes de qualité de l’imagerie. La 2e lecture des mammographies est également un des grands bénéfices du dépistage organisé : 4% des clichés dépistent un cancer en 1ère lecture et, sur les 96% des clichés relus, la 2e lecture détecte 7 à 8% de cancers en plus. Près de 15 000 cancers du sein sont ainsi dépistés chaque année. Le dépistage organisé a ensuite permis que des femmes de milieux socio-économiques défavorisés puissent se faire dépister. Pourtant, la participation des femmes est encore insuffisante, aux alentours de 50% contre 70% préconisé, le taux de couverture approchant cependant les 60% avec le dépistage individuel.
Peut-on parler de surdiagnostic résultant de ce dépistage ?
Il est de l’ordre de 10-15%, qu’il s’agisse du dépistage d’une tumeur de 4 mm chez une femme de 74 ans qui décède à 76 ans d’un infarctus ou du diagnostic de cancer d’évolution très lente. Mais je ne pense pas que le surdiagnostic induise beaucoup d’excès thérapeutiques. Il ne remet absolument pas en cause le dépistage, dont le rapport bénéfice-risque reste en sa faveur.
Quels sont les principaux progrès thérapeutiques dans le cancer du sein ?
Le progrès a d’abord résulté du démembrement de l’entité ‘cancer du sein’ et de la distinction entre différentes familles de cancer : les cancers luminaux A, très hormono- dépendants et peu proliférants, de bon pronostic, les cancers luminaux B, moins hormono-dépendants et plus proliférants, les cancers surexprimant HER2, et les cancers triple négatif, de mauvais pronostic. Cela a permis de mieux adapter les thérapeutiques en ciblant chaque type de cancer. Les avancées ont ainsi concerné les traitements adjuvants, essentiellement dans le sous-type des cancers surexprimant HER2, avec par exemple les traitements ciblant le récepteur de HER2 (trastuzumab, pertuzumab) qui ont amélioré le pronostic. Dans les cancers luminaux A, les questions portent désormais sur la durée de l’hormonothérapie, qui pourrait être portée à 10 ans contre 5 ans habituellement. La recherche cible aujourd’hui davantage les cancers triple négatif, où il n’y a toujours pas d’autres traitements que la chimiothérapie.
Les progrès résultent également de la désescalade dans l’agressivité des traitements, qu’il s’agisse de l’irradiation partielle du sein ou du ganglion sentinelle. On se demande actuellement si le curage ganglionnaire est utile et si la radiothérapie, la chimiothérapie et l’hormonothérapie ne pourraient pas permettre de s’en passer. D’une manière générale, nous devons rester prudent, car l’enjeu est de ne pas faire courir un risque accru de rechute à la patiente. Enfin, les progrès concernent les traitements néo-adjuvants de chimiothérapie, qui permettent d’augmenter le taux de conservation mammaire et les chances de guérison dans certains sous-groupes.
«La prise en charge s’est affinée sur ces 30 dernières années, l’objectif étant de passer du prêt-à-porter au sur-mesure afin d’améliorer les taux de guérison.»
Beaucoup de gynécologues estiment que les anti-aromatases sont difficilement supportés par les femmes, par rapport au tamoxifène.
Effectivement, mais les effets indésirables ne sont pas les mêmes : douleurs articulaires et musculaires, sécheresse vaginale, ostéoporose dans le cas des anti-aromatases, bouffées de chaleur et risques (rares mais potentiellement graves) de phlébite, d’embolie pulmonaire et de cancer de l’endomètre dans le cas du tamoxifène. Sachant que la survie sans rechute est légèrement plus élevée chez les femmes ménopausées sous anti-aromatases. Mais si une femme ne les supporte pas, il est tout à fait possible de revenir au tamoxifène.
Quel est votre avis sur les signatures génomiques, en particulier le test diagnostic Oncotype DX ?
L’analyse des gènes de chaque tumeur est essentielle, la signature génomique est sûrement l’avenir. Mais il n’est pas sûr que les tests actuels soient ceux du futur. Il reste à démontrer qu’ils font fondamentalement mieux que les tests classiques. L’oncotype DX est utile pour les patientes RH+ avec un cancer de grade 2 pour lesquelles on hésite à faire une chimiothérapie…
et uniquement dans cette indication.
D’autres tests sont en cours de développement : Mammaprint ou PAM 50 par exemple..
Le surpoids et l’exercice physique ont-ils un impact sur les risques de récidive après un cancer du sein ?
Le risque est de 10 à 15% de rechute locale et de développement d’un cancer sur l’autre sein. Quant aux rechutes à distance et aux métastases, le risque dépend de la tumeur initiale et des possibilités thérapeutiques. Le surpoids, ou plutôt l’obésité, est sûrement un facteur de risque de récidive. Sans qu’on sache précisément par quel mécanisme. A l’inverse, des études montrent une amélioration de la survie grâce à l’exercice physique. Il faut donc effectivement encourager les patientes dans ce sens, mais il ne faut surtout pas les bercer de fausses illusions : des femmes maigres ayant une activité physique peuvent quand même rechuter.
Il faut donc bien faire attention aux messages délivrés, ne pas culpabiliser les femmes, et relativiser les chiffres : dans ces études, les statistiques portent sur l’impact sur la mortalité globale, pas sur la mortalité due au cancer.
Propos recueillis par Dominique Magnien
* Discours prononcé par le candidat François Hollande à l’occasion de la Journée internationale de la femme.
BIOGRAPHIE
➔ Oncologue.
➔ Directeur du Centre des Maladies du Sein, Hôpital Saint-Louis, Paris.
➔ Maître de conférence à l’Université.
À NOTER
Les cancers du sein en chiffres :
- 1res cause de mortalité chez la femme ;
- Plus de 50 000 cas diagnostiqués chaque année ;
- 11289 décès en 2012, dont 1 075 femmes de moins de 40 ans et 4113 femmes de moins de 65 ans ;
- Taux de guérison à 10 ans de 90% si tumeur inférieure à 1cm et de grade1 et récepteurs hormonaux positifs ; risque de rechute à 5 ans de 40% si tumeur volumineuse, de grade 3 et triple négatif ;
- Médiane de survie de 36 mois chez une femme métastasée.
Article paru dans le Genesis N°180 (septembre 2014)
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